Joséphine Suillaud — Artiste

Les trois petits mots

Je me suis réveillée et après le café, j'ai commencé à dire pardon. Pardon pour les miettes sur la table. Pardon de me laver les mains alors que tu attends à côté. Je suis désolée pour les cheveux au fond de la douche. Excusez-moi quand la foule me marche sur le pied. Je suis désolée quand je bouscule la dame au supermarché, même quand elle est aigrie et qu'elle n'a pas dit bonjour à la caissière. Je m'excuse aussi quand à un Bonjour on me répond Bonsoir. On ne s'excuse pas soi-même. J'entre dans l'ascenseur et j'appuie sur l'étage numéro 03, mais le monsieur l'avait déjà fait, alors je m'excuse d'avoir appuyé sur le bouton une deuxième fois. Il ne dit rien, je vois bien qu'il me trouve ridicule. Je regrette toujours quand je raconte une histoire mélodramatique, parce qu'on ne sait pas ce que ça fait ressentir aux autres. Alors je suis sincèrement navrée si j'ai plombé l'ambiance autour de nos Jupiler. Oui, il faut faire rire en buvant la bière, alors oups, pardon si ma blague ne t'a pas fait rire ou a créé un malaise. Ça arrive souvent avec les petits snobs, à qui une excuse arracherait la gueule. Sur la terrasse, Gaspard me dit que c'est insupportable la façon dont je m'excuse à tout bout de champ. J'ai 17 ans ce jour-là. Et puis, il a raison, Gaspard, je l'avais bien remarqué que j'avais un problème symptomatique, comme une sorte de TOC qui se répète et m'engloutit. Alors je lui dis : « Ah oui, c'est vrai, c'est débile, je suis désolée, je vais arrêter ». Et il souffle, et il lève les yeux au ciel, et moi, je voudrais juste disparaître sous les planches en bois de la terrasse. À la place, je m’excuserai tout le reste de la conversation, qui ne durera pas bien longtemps. Les excuses sont parties en fumée sans que je m'en aperçoive. Je ne sais pas pendant combien de temps elles m'ont laissé tranquille. Un, deux, trois, quatre, peut-être même cinq ans ? Mais l'autre matin, cette vieille rengaine est ressortie de ma bouche, comme ça, sans crier gare. Je suis en plein dedans. Je n'arrive pas à décrocher. Les trois petits mots sortent de manière automatique et compulsive. Dès le moment où ces trois tout petits mots s'échappent de ma gorge, j'ai envie de me ré-excuser de les avoir prononcés. Je-suis-désolée, Gaspard. « C'est vraiment insupportable comment tu t'excuses à tout bout de champ, tu vas finir par t'excuser d'exister à ce rythme. » « Ah oui, c'est vrai, désolée, t'as raison, pardon, cette fois demain j'arrête, promis ».

Pierre, papier, ciseaux

On adorait monter dans les arbres. C’est vrai que dans la Drôme, on était toujours perchés tout en haut de l’énorme figuier. Son écorce était lisse, on ne s’y écorchait pas les genoux. Les après-midis à faire la sieste sous les tilleuls, entre les pièges à guêpes remplis de bière et le concert des cigales. Mon Pierrot ne les entendait plus, mais il adorait manger à l’ombre des deux tilleuls. On y pense toujours. En Bretagne, mon père nous avait construit une cabane dans le plus grand arbre du jardin. Un jour, Pierre a décidé qu’il était trop vieux. Alors, il a pris sa tronçonneuse dans la cave, avec le bateau dedans, il est sorti et il a tranché, comme on tranche le saucisson à l’apéro, le plus beau cadeau qu’on nous avait jamais offert. En même temps, on n’avait plus l’âge d’espionner les passants depuis notre arbre haut perché. De quoi on aurait eu l’air si on avait continué à les viser avec nos pistolets à eau roses et verts fluo… Mais quand même, ça nous a tous glacés. Et puis, on ne savait plus vraiment qui était trop vieux, si c’était l’arbre ou si c’était Pierre. J’ai aperçu ton dos, toujours aussi droit, pourtant ce jour-là, il paraissait courbé. Des arbres dansaient devant toi. Assise au bord de ta chaise, si attentive aux images de ces arbres et à cette voix de documentaire. J’ai ri en voyant cette scène absurde, j’ai ri à m’en décoller les poumons, ce mardi après-midi. Ton visage, éclairé par une lumière bleue, m’a répondu que regarder les arbres rendait plus forte, que tu en avais besoin pour respirer et pour affronter ce qui allait arriver. Un conseil qu’on t’avait donné, quand les médecins étaient partis en courant. Je n’ai plus rigolé en voyant les arbres bouger sur l’écran de l’ordinateur. On s’est mises à croire aux arbres et aux roches, parce qu’on avait besoin d’une béquille pour quelque temps. Et puis, j’avais toujours adoré monter dans les arbres. Depuis ton visage bleu, devant l’écran qui projetait sur toi la chorégraphie triste des feuilles. Depuis ce visage, on marche le long de la presqu’île Saint-Laurent. Un grand rocher nous attend sur une des dernières lignes, on s’y arrête toujours pour l’enlacer, poser notre joue sur sa pierre froide. Il était là avant, il sera là après (tu me disais) et après, tout va toujours mieux.

Elle aussi

Elle était vraiment simple, sans artifice, n'avait jamais prétendu être autre chose. Elle avait plutôt tendance à se faire toute petite et silencieuse. Dans le passé elle avait été brute. Ses pieds rectangulaires, attachés par des lignes de bois, son dos maintenu par deux barres, puis quatres lattes, toutes espacées d'un centimètre. Une tenue vraiment pas confortable. Celle qui t'oblige à être droite comme un piquet. Ça faisait des années que Pierre s'asseyait avec elle dans sa maison de Brest. Les verres de vin rouge le midi et le soir. Quand il est parti, elle est restée. La chaise en bois brute inconfortable et banale est devenue une chaise jaune. Celui de la couverture du Chien bleu de Nadja. Les pages qu'on défilait avant de s'endormir. Souvent quand quelqu'un s'assoit dessus, quelques minutes plus tard, il préfère être par terre. La chaise est restée, elle est devenue jaune.